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Journal Socialistes.ch 08.11.2014 Concentration
des richesses: la lecture de Piketty est incontournable! Enfin, serait-on tenté de s'exclamer, tant les sciences économiques se sont égarées sur la voie de la modélisation abstraite. Avec l'ouvrage de Piketty*, on trouve une approche historique et empirique de la question de la répartition des richesses dans le contexte économique passé et actuel. Avec un soin remarquable, il a réuni le plus possible de sources, chiffrées ou qualitative. Contrairement à beaucoup de ses collègues, Piketty explicite d'emblée son cadre normatif, ce qui a le mérite de la transparence. Il n'est ni communiste, ni marxiste, mais simplement préoccupé par un éventuel accroissement des inégalités et une concentration des richesses. Et surtout soucieux de poser la discussion sur une analyse factuelle plutôt que sur des fantasmes dans un sens ou dans l'autre. Qu'il me soit permis ici d'exposer de manière forcement simplifiée quelques uns de ses constats et des conclusions politiques que j'en tire, sans prétendre rendre compte d'un ouvrage de 950 pages, par ailleurs rédigé de manière à être compréhensible par des non spécialistes. L'influence des patrimoines hérités sur l'inégalité dépend fondamentalement de la croissance Sur la base des séries historiques, Piketty montre qu'en situation de forte croissance, les inégalités patrimoniales venant du passé pèsent peu sur la répartition des richesses présentes. Dans ces phases, les nombreux jeunes démarrent dans la vie professionnelle en n'héritant globalement que d'un stock de capital très modeste comparé aux richesses qu'ils produiront et accumuleront dans leur vie. C'est typiquement la Succes-story de la reconstruction de l'après-guerre en Europe occidentale, des USA au cours des trois siècles précédents, avec une population qui s'est multipliée par 100, ou des pays émergeant aujourd'hui, en plein rattrapage. Mais
inversement, dans une économie en stagnation,
la faible croissance de l'économie va donner davantage
d'importance relative au stock de capital hérité du passé. Dans
le revenus de la population, le poids du rendement du capital,
(généralement très inégalitaire) s'accroit alors par un
simple effet mathématique. Dès que le rendement du capital est supérieure
à la croissance nominale, le poids de ce dernier s'accroit par
rapport à l'économie. Cela accentue les inégalités, dans une
mesure qui dépend du degré d'inégalité de la propriété du
capital. La
faible croissance est la règle, pas l'exception Piketty
montre qu'historiquement, les révolutions industrielles constituent
une phase très atypique de l'histoire de l'humanité,
en cumulant trois facteurs qui se sont conditionnées
mutuellement pour booster la croissance : les découvertes des
nouvelles énergies et ressources naturelles,
les progrès technologiques et la croissance démographique
très forte. Des époques de fortes croissances peuvent aussi
s'expliquer par des phases de reconstruction - les 30 glorieuses en
Europe après l'enchainement de catastrophes entre 1914 et 1945- ou
des phases de rattrapage, telle que l'on a pu l'observer dans la
Chine contemporaine. L'Europe
occidentale, en stagnation démographique, est
probablement entrée durablement dans une phase de faible
croissance. Un économie qui
a (re-) constitué son stock de capital et rejoint
la "frontière technologique mondiale"
n'a en effet plus beaucoup de possibilités de croissance.
Seul le progrès technologique et éducationnel permet de produire
plus chaque année, et
encore, cet effet
pourrait être contrebalancé par l'épuisement ressources
naturelles. Dans
la situation actuelle, il est donc peu probable que la croissance réelle
puisse à l'avenir durablement dépasser
0,5 ou 1% dans les pays développés. Les piaillements en faveur de
la croissance par les dépenses publiques ou par les bienfaits prétendus
de la libéralisation (selon leurs émetteurs) n'y changeront rien.
Seule la démographique pourrait changer quelque chose, encore que
globalement, le net ralentissement global de la croissance de la
population est une bonne nouvelle. Accessoirement,
ce constat rend dérisoire le débat sur la croissance zéro,
puisque nous y sommes quasiment,
hors éventuels et improbables effets démographiques.
Et donne un argument supplémentaire pour augmenter
l'efficacité dans
l'usage des ressources naturelles. Les
inégalités sont repartie à la hausse Comme
à la belle-Epoque (avant 1914), le stock de capital a désormais
atteint en Europe 6 à 7 fois la production annuelle de richesse. Il
s'est donc remis des cataclysmes de la première moitié du 20ème
siècle. La
bonne nouvelle, c'est que l'Europe est moins inégalitaire qu'alors:
vers 1910, le pourcent le plus riche de la population possédait 65%
du capital, alors qu'il n'en possède "plus que" 35%
aujourd'hui. Il existe désormais une classe moyenne (des 50% aux
90% les plus aisés) qui
possèdent quelques richesses, typiquement
leur logement. Cette
situation s'explique par la conjonction de la remise à zéro par
les deux guerres et la crise des années 30, d'une fiscalité
progressive induite par les besoins de la reconstruction,
d'une offensive de formation et d'efforts de redistributions
rendus possible par la crainte du communisme. Enfin, last but not
least, la faiblesse du stock de capital au sortir de la guère
donnait un importance accrue aux revenus du travail (salarié et indépendant),
avec des disparités salariales faibles. La
mauvaise nouvelle, c'est que l'évolution de la concentration du
capital suit une courbe en U: après avoir atteint un plancher
pourcent le plus riche ne possédait "que" 30% du capital
en 1970, les inégalités sont clairement reparties à l'hausse pour
atteindre les 35% actuels. A la base du phénomène de
reconcentration, Piketty identifie le poids croissant du stock de
capital, désormais reconstitué. A ce jeu, les détenteurs de gros
patrimoines sont doublement avantagés: d'une part, sur la longueur,
ils atteignent des rendements nettement supérieurs à ceux des
petits patrimoines. D'autre part,
ils épargnent une patrie du rendement, faute de parvenir à
le dépenser. Cela renforce leur part dans le stock global. L'érosion
des politiques fiscales sur le revenu, les successions et la fortune
dans le sillage néo-libéral a accéléré ces effets au lieu de
les freiner. Quelles
conséquences politiques? Politiquement,
Piketty m'amène à un premier constat. Longtemps,
la forte croissance a permis d'éviter le débat sur la répartition
des richesses. La croissance était une panacée politique pour résoudre
les problèmes de répartition,
de budget et de chômage. Même l'apologie idiote des inégalités,
soi-disant méritocratiques,
avait sa place. La conjonction d'une faible croissance et du
poids accru des revenus du capital va désormais obliger la
politique à affronter la question des inégalités,
et de leur caractère supportable ou non. Piketty
estime que la concentration excessive du capital va poser d'énormes
problèmes aux différents pays, d'autant que les rapports
internationaux, également analysés dans le livre, sont en pleine
évolution. En l'absence de mesures fiscales de rééquilibrage, on
peut s'attendre à ce que de nombreux états prennent des mesures
coercitives, tels le contrôle des capitaux ou le replis
protectionnistes. Si l'approche coercitive peut plaire à l'opinion
publique et éventuellement avoir un effet sur la dimension
internationale, elle n'aura guère d'effet correctif à l'intérieur
des Etats et conduira plutôt à un appauvrissement généralisé. Plutôt
que des mesures protectionniste, Piketty propose comme principal remède
une impôt progressif sur la fortune, coordonné à l'échelle européen,
puis mondial. Cet impôt, qui pourrait culminer à 2% pour les très
grandes fortunes, taxerait tous les éléments du patrimoine à leur
valeur de marché, après déduction des dettes. Il constitue un
puissant frein à la concentration tout en maintenant l'incitation
à utiliser le capital là où il amène le meilleur rendement. Les
patrimoines dynamiques continuerait à s'accroitre, mais plus
lentement, alors que les fortunes placées de manières conservative
pour assurer une rente s'éroderaient tendanciellement. Si le taux
marginal maximum de 2% peut sembler élevé en comparaison des taux
d'intérêt, Piketty observe que les grandes fortunes sont placée
de manière à rapporter nettement plus, en particulier grâce aux
actions (typiquement 4 à 6%). Il observe qu'un tel impôt est plus
simple et plus robuste qu'un impôt sur le rendement de la fortune,
et qu'il tient naturellement compte des plus-values et moins-values.
Un tel impôt "complet" est préférable aux taxes
immobilières prélevées dans de nombreux pays, qui constituent de
facto un taxe dégressive sur la fortune, dans la mesure ou
l'immobilier est typiquement un placement de petits et moyens
patrimoine. De manière amusante, Piketty cite en exemple les impôts
cantonaux suisses sur la fortune, tout en regrettant que leur
assiette souffre de quelques exception à la pleine prise en compte
de la valeur de marché. Mais
l'on s'en doute, lorsqu'il parle de la Suisse, c'est aussi pour
fustiger son manque de coopération en matière fiscal: la
possibilité pratique de cacher la fortune ou ses rendements,
surtout pour les patrimoines moyens et grands,
demeure le principal problème pour la lutte contre la
concentration excessive de richesse.
Piketty salue les efforts internationaux actuellement en
cours pour y remédier, tout en souligner les insuffisances
pratiques des dispositifs envisagés. Au passage, il souligne que
les USA, avec leur loi FATCA, poursuivent cet objectif de la manière
la plus conséquente. *Piketty
Thomas, Le capital au 21ème siècle, Edition du seuil, 2013
Pour la Suisse, voir l'article de Jean-Pierre Ghelfi dans: http://www.domainepublic.ch/articles/26113
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