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Le Temps, 28.11.2013 Place financière: le tournant, c’est maintenant! Depuis l’irruption de la crise financière en 2008, l’ensemble du secteur bancaire, en Suisse comme à l’étranger, est en pleine mutation. Trois moteurs des transformations en cours peuvent être identifiés. Premièrement, après avoir dépensé des centaines de milliards pour sauver le secteur financier, et à travers lui protéger l’économie réelle, de nombreux Etats sont lourdement endettés. La lutte contre l’évasion fiscale devient donc une priorité mondiale. Le renforcement de la solidité du système financier constitue le deuxième moteur: il s’agit d’éviter la réédition prochaine d’une crise financière de grande ampleur. Cet objectif explique le durcissement du cadre réglementaire un peu partout sur la planète. Le troisième facteur de mutation est endogène: la grande époque de l’argent facile est révolue. Les établissements financiers sont contraints de gagner en efficacité et de se réorganiser pour s’adapter à la nouvelle donne. Ceux qui ne le feraient pas sont menacés de disparition pure et simple. La place financière Suisse, relativement grande par rapport à la taille du pays, n’échappe pas à ces forces tectoniques. Or, par le passé, la position de la Suisse et de ses banques était marquée par une grande hypocrisie. Les banques suisses et leurs filiales à l’étranger captaient d’énormes montants d’argent non déclaré au fisc. Elles agissaient de manière plus ou moins libre à l’échelle de la planète, tout en apportant une contribution opérationnelle majeure à l’évasion fiscale au détriment des Etats concernés. Cette stratégie n’est évidemment plus tenable dans le nouveau contexte mondial. Il n’est pas possible de demander aux autres pays d’avoir libre accès à leur marché, tout en organisant à l’échelle industrielle la fraude fiscale à leurs dépens. Cette nécessité de cohérence met donc la place financière suisse devant un choix: soit l’isolement et les sanctions, soit l’acceptation des règles du jeu internationales. L’isolement et les sanctions n’étant pas une option pour une activité qui réalise une grande partie de ses gains à l’étranger, le monde bancaire se dirige tout naturellement vers l’acceptation des normes internationales. Toutefois, la transcription politique de ce changement de paradigme est très laborieuse, car une partie du spectre politique n’a pas la même capacité d’adaptation conceptuelle que celle dont font preuve les banquiers. Ainsi, dans une inquiétante absence de vision, l’UDC et le PLR, et dans une moindre mesure le PDC, mènent un combat d’arrière-garde pour retarder la mise au standard de la Suisse. Cette lenteur a peut-être pour but d’essayer de grappiller encore quelques bénéfices gris dans quelques obscures officines. Pourtant, pour la place financière dans son ensemble, cette attitude dilatoire est extrêmement contre-productive, car elle génère une grande insécurité, tant sur la manière dont la situation du passé sera régularisée que sur les règles qui prévaudront à l’avenir. Pour réorienter les instituts financiers, elle constitue un véritable poison. Au plan juridique et intellectuel, la régulation du passé et l’adoption des nouvelles règles pour l’avenir sont deux questions distinctes. En revanche, au plan diplomatique et politique, ces deux questions sont indissociables. Plus la Suisse sera claire, coopérative et déterminée dans l’adoption de nouvelles règles justes, plus il est envisageable de négocier des solutions ad hoc au cas par cas pour le passé. A cet égard, l’échec de l’accord Rubik en Allemagne est emblématique. Ce mécanisme offrait une solution pragmatique pour le passé, en conciliant l’intérêt des Etats étrangers et la protection du principe de la bonne foi en Suisse. Mais pour l’avenir, il refusait l’application des standards internationaux. Pire, il visait clairement à torpiller les efforts de lutte contre la fraude fiscale au sein de l’Union européenne, en empêchant la révision de la directive sur l’épargne. Un tel système ne pouvait être accepté par nos partenaires. Ironie de l’histoire, l’accord entré en vigueur avec l’Angleterre dysfonctionne totalement. Il coûte très cher aux banques et ne rapporte que des montants dérisoires à l’Angleterre. En fait, Rubik reflétait une moralité douteuse selon laquelle l’hébergement d’argent non déclaré reste légitime, voire même moralement souhaitable «pour protéger les ressortissants étrangers de leur propre fisc». Au lieu de poursuivre à reculons le chemin que nous devrons de toute manière emprunter, comme le proposent les nostalgiques, il s’agit maintenant de faire face et d’achever la traversée du gué. En portant le regard vers l’avant plutôt que vers l’arrière, la progression est nettement plus facile. En particulier, il devient possible d’anticiper et même d’avoir une certaine influence sur les modalités pratiques des processus en cours. Un seul exemple: alors que le débat se focalise sur la pertinence de l’échange automatique d’informations, les vraies questions sont ailleurs: quelles informations seront échangées, à quel rythme, qui y aura accès et où seront-elles stockées? Si la Suisse devient un acteur du changement, elle aura une chance d’infléchir les décisions à venir. Mais pour cela, il faut que le monde politique admette une fois pour toutes que la fraude fiscale n’est pas un modèle d’affaires pour les banques suisses, comme autrefois nous avions fini par renoncer au blanchiment. C’est en gros la voie tracée par le rapport Brunetti. Cela implique aussi de participer sans réserve aux enceintes où se prennent les décisions, telles l’OCDE, le GAFI et, dans la mesure du possible, le Conseil européen des ministres des finances. En changeant définitivement d’attitude, la Suisse gagnera du crédit face aux pays européens. Les négociations sur le règlement du passé en seront facilitées, ainsi que celles concernant l’accès au marché européen. Notre exigence que tous les Etats respectent les standards internationaux sera enfin légitime et crédible. Face aux Etats-Unis, les relations resteront compliquées, en raison tant de leur logique extraterritoriale que de leur système juridique. Toutefois, vu l’esprit pragmatique des Américains, un accord global pour solde de tout compte est peut-être possible, si la Suisse offre des garanties pour l’avenir. Au plan interne, la Suisse a tout intérêt à disposer de banques solidement capitalisées, à même de résister à de nouvelles crises. De telles contraintes réduisent certes les profits et les bonus à court terme, mais préservent l’intérêt du pays. Enfin, la Finma doit disposer des moyens humains et juridiques permettant d’éviter les dérives. Que ferons-nous si, dans dix ans, le monde entier s’aperçoit que les banques suisses hébergent massivement de l’argent chinois non déclaré? |
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Contact: Roger Nordmann, Rue de l'Ale 25, 1003 Lausanne, Twitter @NordmannRoger 1.04.2017 |